Bleu pastel et indigo — la petite histoire ! (1/2)
- Le Drap Bleu
- 15 juin 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juin 2020
L’an dernier, j’ai eu la chance d’explorer les mystères de la teinture à l’indigo ! Grâce à l’infinie patience, au talent et à la passion de Suzy, de chez Colore ton Monde, dont l'atelier est situé à Sceaux en région parisienne, j’ai appris comment « monter » une cuve d’indigo, c’est à dire la préparer, l’entretenir, produire un nuancier sur tissu et sur laine, et comment créer des motifs à reproduire en série via différentes techniques.
Mais avant de vous parler de ce que j’y ai réalisé, j’aimerais revenir sur l’histoire de cette couleur bleue au naturel.
Les développements qui suivent sont inspirés à la fois des informations glanées pendant ce stage, et de la documentation du séminaire public Couleurs du vivant. L’exemple de l’indigo. qui se tenait cette année, de novembre 2019 à mai 2020 à l’auditorium de l’INHA, à Paris. Pour celles et ceux qui souhaiteraient en apprendre d'avantage, il existe une bibliographie très fournie sur le sujet !

Le bleu naturel
Le bleu est l’une des couleurs qui domine notre environnement quotidien. Avec le vert et l’ocre, c’était l’une des principales observées par nos ancêtres, qui l’avaient attribuée à la Vierge Marie et la voyaient chaque jour dans le ciel, la mer, sur certaines plantes… Ces mêmes plantes qui fournissent allègrement des colorants jaunes, bruns, rouges ou noirs et même gris. Pourtant, de prime abord, il est plus compliqué de trouver des plantes qui donnent une couleur bleue. Pour pouvoir reproduire cette immense source d’inspiration, il a donc fallu faire preuve de beaucoup d’inventivité !
Le pastel (Isatis Tinctoria)
Le pastel des teinturiers est une plante bisannuelle de la famille des Brassicaceae (choux, moutarde, navets, wasabi, colza…). Il pousse dans toute l’Europe tempérée, sur des terrains calcaires ou argilo-calcaires bien ensoleillés. La première année, la plante porte une rosette de feuilles en forme de lance. L’année suivante, une tige peu ramifiée s’élève jusqu’à 1,50 mètres et produit des graines. Ce sont les feuilles récoltées la première année qui permettent d’extraire le pigment d’indigo, grâce à une molécule qu’elles contiennent : l’isatan B.
Il existe plus de 70 espèces d’Isatis dans le monde ! En France, au XVIIIe siècle, on mentionne deux espèces : la « guède» (Isatis tinctoria, grand pastel du Languedoc), et la « vouède » (Isatis lustinaca, petit pastel de Normandie et de Picardie). Toutes deux donnent un colorant de cuve classé « grand teint », c’est-à-dire qu’il est considéré comme résistant à l’usure de la lumière, du lavage, des frottements et de la sueur.

Le pastel est, semble-t-il, originaire de Turquie, et a été acclimaté en Europe vraisemblablement dès le néolithique. Au XVe siècle avant J.-C., l’Egypte l’utilisait déjà. Il a ensuite été cultivé pendant l’Antiquité par les Gaulois, les Scandinaves et les Romains. Les Celtes s’en peignaient le corps et les Germains s’en teignaient la chevelure ! Puis, au Moyen Âge et notamment autour du XIIIe siècle, quand le goût pour les tissus bleus se répand en Europe, sa culture s’intensifie dans les actuels territoires de la France, l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne. En France, Amiens était une plateforme tournante du commerce du pastel jusqu’aux débuts de l’époque moderne (fin XVe, début XVIe siècle), tandis que la région du Languedoc était surnommée « pays de cocagne » du nom des boules de feuilles de pastel broyées, fermentées et séchées qu’on y produisait !
Selon Dominique Cardon, historienne des couleurs naturelles et chercheuse au CNRS, dans Le Monde des Teintures Naturelles, « la commercialisation de 628 tonnes d’agranat (matière tinctoriale, NDA) par un certain marchand pastelier (Etiennes Ferrières en 1560, NDA) est le résultat de la fermentation de 860 tonnes de coques sèches, lesquelles ont nécéssité pour leur fabrication 6817 à 8530 tonnes de feuilles fraîches ». Imaginez un peu : si les agriculteurs des XVe et XVIe siècles engagés dans la production du pastel obtenaient eux des rendements de 15 à 20 tonnes de feuilles fraîches par hectare, alors Etiennes Ferrières a acheté le produit d’au moins 340 à 568 hectares de champs de pastel…! Et il était loin, alors, d’être le seul ni l’un des plus grands pasteliers du royaume !

C’est l’indigo, rapporté du Nouveau Monde sous forme d’extrait, avec un pouvoir tinctorial trente fois plus puissant à poids égal de feuilles, qui signe le déclin du pastel. Au départ, les souverains tentent de protéger les productions locales comme Henri IV en 1609 puis Colbert dans la seconde moitié du XVIIe siècle, mais il était impossible d’ignorer le succès grandissant de l’indigo, si bien que Louis XIV l’autorise officiellement en 1609, à condition qu’il soit utilisé combiné au pastel. Puis, en 1737, son successeur Louis XV autorise l’utilisation de l’indigo sans restriction, ce qui résulte en un abandon progressif du pastel jusqu’au Blocus continental de Napoléon Ier. Car alors, le coup d’arrêt porté au commerce maritime avec les colonies permet le développement de nouvelles cultures du pastel, qui est toujours utilisé à la fin du XIXe siècle en mélange avec l’indigo, près d’un siècle après la fin du Premier Empire.
On a cultivé le pastel en Basse-Normandie jusqu’au début du XXe siècle pour le montage de cuves d’indigo. Mais c’est l’Angleterre qui semble lui avoir été la plus fidèle, puisqu’il y avait encore en 1932 des cultures servant à la teinture des draps d’uniforme pour l’administration, la marine et la police britanniques. Depuis les années 1960-1970, on observe cependant un regain d’intérêt pour cette plante en France, dans la région de Toulouse et de Carcassonne, ainsi qu’en Angleterre et en Allemagne.
Merci de m’avoir lue, et merci à ceux dont les travaux ont inspiré ces lignes !
Dans la suite de cet article, nous reviendrons plus en détails sur l’indigo.
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